samedi 23 juin 2012

Puissance de l'analogie et concepts migrateurs (2/2)


3. Certains de nos illustres anciens se sont aidés de représentations ou de modèles inspirés du paradigme mécaniste : Descartes imagina les planètes tournoyant dans un univers exempt de vide et peuplé de tourbillons. Maxwell préféra animé son éther par tout un système de mécanismes divers et variés. Ses représentations apportent sans doute un support visuel à l'imagination, tant il est vrai, comme nous le verrons quelques décennies plus tard, qu'il est périlleux de bâtir un monde abstrait tel que celui régi par la mécanique quantique. Un retour à la géométrisation de l'espace‑temps, il est vrai un peu particulière puisque fractale, a d'ailleurs permis d'éliminer les paradoxes qui empoisonnait la mécanique quantique (Nottale). Néanmoins ces aides à l'inspiration doivent être utilisées avec précaution et être abandonnées dès que leur cadre trop strict stérilisent les recherches ou amènent sur de fausses pistes.

Subsiste une question, celle du fondement des analogies. Pourquoi peut­-on utiliser les analogies avec le succès que l'on connaît ? Aristote avait pressenti le problème : « ce n'est pas la Nature qui imite l'art, c'est l'inverse ». Pour R. Thom, les analogies et les métaphores sont possibles car il y a préexistence de schémas, pas si éloignés peut‑être des catégories a priori de E. Kant. On a pu concevoir une pompe hydraulique ou un ordinateur parce que nous avions un coeur et un cerveau. L'histoire nous laissera pourtant le déroulement conceptuel inverse : l'analogie du fonctionnement du coeur avec celui d'une pompe (Harvey) et du cerveau avec celui d'un ordinateur (réseaux de neurones). Même les mathématiques ne seraient que découvertes et non inventées par l'homme. Elles seraient par là‑même fondées et justifiées. Il est en effet troublant de réussir à tirer des conclusions pertinentes sur un phénomène physique en raisonnant uniquement sur son modèle mathématique. C'est cette confiance dans l'adéquation des mathématiques au réel qui nous évite de vérifier à chaque étape du raisonnement la survenue d'une dérive éventuelle par rapport à la physique.

Puissance de l'analogie et concepts migrateurs (1/2)

Nous venons d'expliciter quelques méthodes conduisant à l'innovation et l'une d'entre elles, la pratique de l'analogie, mérite que l'on s'y attarde un peu plus. Elle est en effet à l'origine de bon nombre de découvertes et les exemples illustratifs de cette méthode sont sans doute les plus accessibles à l'analyse.
La pratique de l'analogie semble avoir été au cours de l'histoire un réflexe salutaire fréquent pour résoudre un problème. Il parait en effet naturel de chercher à son problème une solution qui existe déjà ailleurs par principe d'économie. Mais cette méthode demande une ouverture d'esprit importante et un champ de connaissances étendu, capacités qui tendent à disparaître de nos jours avec l'hyper-spécialisation.
La typologie des analogies, liée à la nature de leur fondement, détermine leur taux de fécondité et le pallier de profondeur qui peut être atteint lors de leur utilisation. En première approximation, trois degrés d'abstraction peuvent être dégagés :
1. La nature étant bien faite, il est donc raisonnable de la copier. Ce type d'analogie très proche du mimétisme a donné naissance récemment à trois domaines très porteurs : la bionique, la cybernétique et la théorie des systèmes. L'analogie peut être ici poussée à ses extrêmes sans grand risque, seules les limitations technologiques pouvant mettre un terme à l'innovation.
 2. En dépit d'effets macroscopiques différents, certains processus physiques sont fondamentalement de même origine et peuvent être décrits par les mêmes lois mathématiques. La conduction de la chaleur et la dispersion d'un colorant dans un liquide relève d'un même processus, celui de la diffusion. La loi physique sera la même, seules les variables ici des intensités changeront : température pour la conduction, concentration des particules de colorant dans le second cas. L'ensemble du modèle mathématique développé pour l'un des phénomènes pourra être utilisé pour l'autre. Seule l'interprétation physique des paramètres sera susceptible de présenter quelque difficulté. Reconnaître et intuiter la nature profonde et commune de phénomènes physiques disparates permet d'établir un schéma de théorie qui aidera à comprendre d'autres cas relevant d'un processus semblable. Ainsi la mise en évidence de phénomènes critiques auto‑organisés avec dimension fractale, corrélation à longue distance et apparition de structures, s'est faite à partir de cas dont la nature pouvait sembler très différente : front d'incendie, agrégation de colloïdes, seuil de percolation magnétique ou électrique. Cette théorie permettra néanmoins de mieux comprendre le fonctionnement des batteries (A. Le Méhauté)... L'analogie peut donc soit aider à trouver des solutions, soit permettre l'émergence d'une nouvelle théorie qui fournira un cadre prédictif et/ou explicatif à tous ces phénomènes analogiques.

Synthèse et analogie


L'une des grandes entreprises de la Science consiste à établir une synthèse à partir d'éléments qui pourraient sembler disparates a priori : Newton établit la loi de la gravitation en réfléchissant sur la chute des corps, les marées et les phases de la Lune; Mandelbrot fait émerger le concept de fractale à partir d'observations économiques, hydrologiques et météorologiques; Mendéleïev passe en revue tous les corps chimiques et dégage sa loi périodique. Les exemples peuvent être multipliés à l'envie. Rappelons que "cogito" veut dire "agiter ensemble". La recherche des analogies et la juxtaposition des éléments ainsi reconnus permettent d'extraire le concept ou la loi intéressants. La prise de hauteur ou de recul est nécessaire à l'extraction. Cette phase est celle de l'abstraction ou induction. Elle nécessite souvent de ne pas se laisser aller au sens commun.
L'abstraction vers le concept est parfois utile avant d'entamer des recherches d'analogies. Cette démarche est recommandée lors du processus d'innovation qui consiste à inventer un nouveau produit pour une fonction déjà connue. Prenons le cas de la fenêtre. Si vous gardez en tête la fenêtre telle qu'elle existe généralement, cette vision va bloquer votre imagination. Il faut alors extraire le concept de fenêtre, c'est à dire la définir par sa fonction : c'est une interface séparant deux milieux différents et permettant de contrôler un échange de flux de matière, d’énergie et d’information. Les idées pourront alors être cherchées dans des domaines très divers de la science et de la technologie.

lundi 4 juin 2012

Rupture et décalage (3/3)

Le dernier point de ce pôle consacré à la rupture concerne le débranchement de mauvaises connexions entre matrices intellectuelles. Koestler présente ainsi le problème : "Acquérir une habitude nouvelle est facile car l'une des grandes fonctions du système nerveux est de servir de machine à former des habitudes; se défaire d'une habitude est un trait d'esprit ou de caractère presque héroïque. La première condition de l'originalité est l'art d'oublier, au bon moment ce que l'on sait... S'il ne sait oublier, l'esprit demeure encombré de réponses toutes faites, et ne trouve jamais l'occasion de poser les bonnes questions." 
Certaines découvertes ont ainsi pu voir le jour parce que leur auteur ne savait pas qu'elles étaient théoriquement impossibles. L'histoire de la corde, du poids et du clou est édifiante. Un psychologue proposa à des étudiants de fabriquer un pendule en accrochant au mur à l'aide d'un clou une corde à laquelle était suspendu un poids. Seulement 50% des élèves trouva la solution en se servant du poids pour planter le clou dans le mur. Ceci est très révélateur du fait que la corde et le poids étant présentés attachés ensemble, ils formaient dans l'esprit des élèves un tout indissociable avec une fonction bien précise, celle de pendule et non pas de marteau éventuel. Dans cet exemple, les objets sont liés et les concepts associés également. Ce cas pratique peut prêter à sourire, mais parfois les liens entre concepts sont beaucoup plus subtils et d'autant plus difficiles à remettre en cause. Il existe une cohésion très forte entre les cadres de la perception et les matrices de la pensée.

Rupture et décalage (2/3)


L'un des pièges de la recherche scientifique relève de l'oubli des hypothèses de départ, des prémisses qui peuvent avoir leur origine parfois dans des temps fort reculés et qui font partie du corpus des évidences acquises lors de la formation du chercheur. Dévoiler ces hypothèses cachées, remettre en cause des habitudes intellectuelles peut être riche d'enseignement. Nous allons nous appuyer sur la démarche d'Einstein quand il élabora la théorie de la Relativité. Quoi de plus évident que la notion d'espace dans lequel on évolue tous les jours et que celle du temps qui s'écoule toujours si imperturbablement ? Ecoutons son explication quant aux raisons qui l'ont conduit à sa théorie :
"Quand je me suis demandé pourquoi il se faisait que j'avais, moi en particulier, découvert la théorie de la Relativité, il m'a semblé que cela était dû à la circonstance suivante. L'adulte normal ne se préoccupe jamais des problèmes d'espace‑temps. Tout ce qu'il y a à penser là‑dessus, à son avis, a été pensé au cours de son enfance. Moi au contraire, je me suis développé si lentement que je n'est commencé que très tard à me poser des questions sur l'espace et le temps. En conséquence, j'ai étudié le problème plus à fond qu'un enfant ordinaire."
Quelles qu'en soient les raisons, et Einstein reste très modeste sur leur nature, la réflexion sur les prémisses et hypothèses cachées est souvent féconde. Longtemps le Soleil a tourné autour de la Terre et l'espace est resté euclidien. L'un des piliers de la physique est le principe de la conservation de l'énergie. Il a été élaboré au milieu du XIXème siècle à partir des données de base de la physique de cette époque où l'espace était considéré comme euclidien. Un certain nombre d'indices nous font penser, depuis les travaux de Nottale (1992), que l'espace peut être fractal. L'énergie se conserve‑t‑elle dans un tel contexte ? Sans doute que oui, mais... N'oublions pas que deux et deux font quatre mais uniquement dans la base dix ! La réflexion sur les "bases" est donc une bonne piste pour l'innovation.

Rupture et décalage (1/3)


Dans les exemples précédents nous avons déjà identifié les points suivants :
-          Vision sous un autre angle de faits connus, changement de contexte
-          Prise de risque et remise en cause d'habitudes intellectuelles ou de principe scientifique de base
-          Changement d'un bruit, donc sans signification, en une information pertinente.

Nous allons ajouter et justifier trois autres points :
-          Prise à contre‑pied d'un raisonnement classique, inversion logique
-          Dévoilement des prémisses et des habitudes intellectuelles
-          Débranchement des mauvaises connexions neuronales.

L'inversion logique du raisonnement peut paraître en première approche comme peu rationnelle. Et pourtant les exemples sont là pour nous prouver que ça marche. Le premier remonte à 1821 où Faraday eut l'idée de construire un moteur électrique où l'énergie électrique est transformée en énergie mécanique, principe inverse de la dynamo. Personne n'y fit attention. En 1873, lors de l'exposition de Vienne, un technicien brancha par erreur une dynamo actionnée par une machine à vapeur sur une dynamo au repos. Cette dernière se mit alors en mouvement grâce au courant électrique fournit par la première dynamo. Le moteur électrique était réinventé. Il fallut donc qu'une deuxième inversion, celle­-ci technique, apparaisse accidentellement pour que l'idée soit acceptée.
Le deuxième exemple est celui de l'invention du phonographe par Edison. Dans sa jeunesse, il travailla en tant que télégraphiste et avait inventé un système d'enregistrement des points et des traits du morse sur un rouleau de papier. Plus tard cet appareil fut perfectionné pour en retour transmettre les impulsions électriques générées par la gravure des messages sur le rouleau. Mais le levier responsable de la lecture des gravures avait tendance à vibrer. A vitesse de rotation rapide du cylindre, il émettait même des sons continus. Au lieu d'essayer d'éliminer cet inconvénient, ce bruit, Edison par un renversement de logique, exploita ce phénomène et après quelques adaptations inventa le phonographe. Là le bruit devint réellement une information. Cela nous rappelle Pythagore écoutant le forgeron battre des barres de fer et en déduisant que les sons, dont la hauteur dépend de la longueur de la barre, sont des vibrations transmises par l'air.

 Le dernier exemple beaucoup plus récent (1995) nous sera fourni par l'idée de base d'un nouveau procédé d'amortissement des vibrations due à A. Le Méhauté et M. Capdepuy. Le principe couramment adopté pour dissiper de l'énergie, qu'elle soit vibratoire ou autre, est de la répartir dans un milieu qui la transformera en une autre forme d'énergie plus dégradée telle que la chaleur. L'idée, prenant à contre‑pied ce principe, fut donc de concentrer l'énergie en des points bien précis de la structure pour la transformer localement. Ainsi les vibrations ne se propagent plus dans la structure à amortir et cette dernière ne peut plus entrer en résonance. Ce principe (SPADD) est maintenant utilisé dans de nombreux domaines http://www.artec-spadd.com/.